Mon premier appartement à Montréal était situé sur la rue Panet, près du parc Lafontaine.  À l’époque, je travaillais à la Société de Radio-Canada, à quelques minutes à pieds de chez moi. Tous les matins, je descendais la rue jusqu’à la grande tour en saluant Gilles qui fumait une cigarette en pantoufles sur son balcon, coin Sainte-Catherine.

« As-tu perdu ta couronne ? » me lance un jour le grand gaillard d’une candeur déconcertante.  Je me suis approchée de lui souriante parce qu’il me confondait avec une « belle princesse ». J’ai compris que celui qui me saluait avec ses grands yeux cachés derrière ses lunettes de travers était une personne bien singulière.

Encore aujourd’hui, le quinquagénaire aux habiletés sociales limitées habite chez Alice. Cette femme menue d’une grande douceur semble flotter sur un nuage tellement sa voix est calme et réconfortante. Elle héberge, nourrit, lave et développe l’autonomie de quatre hommes, âgés de 23 à 66 ans, qui ont une déficience intellectuelle doublée d’une grande immaturité.

« À l’image des enfants, ils aiment jouer avec la nourriture. Ils parlent en mangeant et à la fin des repas, ils mettent leurs restants dans le jus de leur verre en ajoutant les napkins par-dessus. Et ils se trouvent très drôles », m’explique la trentenaire qui les amène au restaurant pour travailler leurs aptitudes à la table.  

Un lieu haut en couleur

Le plus jeune, Rémi, aime particulièrement sauter sur son lit alors que Louis est arrivé avec plus de 300 petites voitures pour faire des circuits dans cette vieille maison de ville de trois étages.  Une cheminée centrale en pierres trône au milieu du salon décoré aux couleurs de l’Amérique latine avec un long divan rouge cerise sur lequel sont déposés des cousins multicolores.

Alice affectionne particulièrement ce coin de pays où est issu son amoureux Miguel.  Il a accepté de se joindre à cette maisonnée en participant lui aussi aux besoins particuliers de ces grands enfants.  Un caniche royal, Maya, et deux chats complètent cette famille atypique.

 La maison, c’est la joie. C’est chaleureux. Maya, c’est une gardienne, indique Gilles qui a peur des voleurs. On est des méchants moineaux; Alice a de la patience de nous garder! » 

Assise à la table de la cuisine, j’observe cette fratrie dans leur routine du soir. Alice vérifie que Rémi a fait sa toilette à la débarbouillette. Dans un geste banal, le jeune homme soulève le bras afin qu’elle sente sous ses aisselles. Alice demande à Gilles de faire sa barbe en lui tendant un rasoir pendant que l’aîné, Denis, attrape ses lingettes avant de monter à sa chambre en lançant de sa voix de ténor « bonsoir ».

« Les garçons n’ont pas vraiment conscience de leur hygiène corporelle. Par exemple, Denis peut faire caca dans sa couche et ce sont les autres qui lui disent : pépère tu pues, va te changer!  », mentionne Alice qui les aide aussi à s’essuyer à la toilette.  

La plupart de ses pensionnaires ne savent ni lire, ni écrire, ni compter, mais ils sont capables de se déplacer dans la ville pour aller travailler ou faire des ateliers. Alice les inscrit à différentes activités afin qu’ils s’intègrent à la communauté selon leurs intérêts et leurs disponibilités. Le voisinage leur donne aussi des petits contrats pour promener leurs chiens ou pelleter les entrées pendant l’hiver.

De violentes crises

Ayant des troubles de comportement, ces personnes font parfois des allers-retours à l’hôpital psychiatrique lorsqu’ils deviennent trop agressifs en période de crise. Rémi est notamment débarqué chez Alice après avoir frappé son père et menacé de se tuer. Il me mime le geste de la hache sur sa tête avec franchise et désinvolture quand je lui demande pourquoi il a déménagé ici.

Ils peuvent faire des trous dans les murs, nous menacer de nous tuer. Mais nous ne les laisserons jamais tomber. Je crois au développement de leur potentialité et j’ai confiance en eux », soutient-elle.

Alice dort à poings fermés sans jamais barrer la porte de sa chambre au sous-sol; l’étage du bas est réservé à l’intimité du couple. « Je n’ai pas peur. Je joue la prudence. Je ne prends pas de risques qui ne sont pas calculés. Je me protège et je protège les autres garçons, dit-elle. J’ai l’impression que je les cerne assez bien. J’arrive à les désamorcer. Je sais exactement comment on doit agir avec eux. C’est beaucoup une question d’intuition ».

À certains moments, Alice n’a pas d’autres choix que d’appeler la police ou de leur administrer un calmant « PRN » pour atténuer leur violente agitation. Du haut de ses 5 pieds et 1, elle peut ensuite les bercer jusqu’à ce qu’ils s’assoupissent dans ses bras, assommés par l’antipsychotique.

Des êtres à part

Les hommes sont conscients de leur différence et l’acceptent, excepté Gilles qui pleure parfois, étant moins autonome que les trois autres. Il devient ému en évoquant son passé difficile dans la rue après la mort de sa mère qui prenait soin de lui.

Je suis chanceux. Les itinérants aimeraient ça avoir une chambre comme la mienne, me dit-il les larmes aux yeux. Je suis heureux, bien habillé, nourri, lavé et couché ». 

Tous les itinérants de la rue Mont-Royal le saluent encore sur son passage. Alice prévient cependant que Gilles doit apprendre à s’affirmer parce qu’il est très influençable. « Pour être gentil et s’acheter une liqueur, il se retrouve chez des étrangers pour faire le ménage ou avoir des contacts sexuels en échange de deux-trois dollars. »

Gilles me raconte avoir été chez le docteur après avoir accepté de coucher avec un monsieur pour quelques cigarettes. « J’avais des plaques partout sur le corps. J’ai eu peur du sida, tu peux en mourir, me dit-il en hochant la tête. C’est fini. Je ne vais pas chez les gens que je ne connais pas ».

Je suis sincèrement troublée d’apprendre qu’on a abusé d’une personne aussi vulnérable qui a l’apparence d’un homme mature. Sa sensibilité et sa lucidité sur sa condition me touchent droit au cœur. Je comprends Alice de vouloir les protéger, et surtout de leur offrir une belle qualité de vie.

Alice est une sainte. La femme affectueuse et démonstrative se dévoue entièrement à ces personnes marginalisées qui autrefois étaient internées et peu stimulées. Des membres de sa tribu la suivront même au Mexique durant ses vacances. Pas de répit pour celle qui trouve tout à fait normal de vivre quotidiennement avec les comportements inhabituels de ses protégés.  Chapeau Alice!

À noter que les noms d’Alice et de ses pensionnaires ont été changés pour préserver leur anonymat.

Auteure

J'adore raconter des histoires! Souvent comme journaliste, ici comme chroniqueuse.

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