J’ai rendez-vous avec Érika à 8 h pour aller fouiller dans les déchets d’un supermarché du Plateau-Mont-Royal. La trentenaire à la chevelure rousse frisée avec le nez percé a piqué ma curiosité lors d’un party chez notre amie, Jade.

« J’économise 200 $ à 300 $ par mois en faisant du dumpster diving (“plonger dans les bennes à ordures”)! me dit-elle. C’est ma façon de donner un coup de pouce à la planète ». Selon Statistique Canada, le tiers des aliments produits au pays est gaspillé.

La mère énergique de trois enfants a établi certaines règles avec son amoureux qui accepte d’adhérer aux convictions de sa femme: interdiction de rapporter de la viande et du poisson qui sont à plus haut risque de contamination quand ils sont laissés à la température ambiante. Et les invités sont avertis si jamais Érika cuisine des plats avec des denrées provenant des ordures ménagères.

Le couple de la classe moyenne habite une coquette maison dans le quartier Rosemont. Érika fait l’épicerie dans les poubelles par conscience sociale et environnementale, trois à quatre matins par semaine avant d’aller travailler.

Ça frappe l’imaginaire de voir cette belle femme en talons hauts se pencher dans le conteneur métallique sans risquer de se tacher ou d’absorber de mauvaises odeurs.

Érika a de trois à quatre heures de battement pour cueillir ses provisions avant que le camion de poubelles passe dans la ruelle. « Cette nourriture est encore très bonne à manger. De toute façon, elle va pourrir au dépotoir si je ne la ramasse pas!», me dit-elle en me soulignant qu’aucun membre de sa famille n’a fait d’indigestion jusqu’à maintenant.

Une communauté singulière

Érika me tend des gants en plastique en sortant de sa voiture stationnée à côté de la piste cyclable où défilent les travailleurs pressés ou encore endormis à cette heure matinale.

Je suis nerveuse et j’ai presque honte de me diriger vers les bennes à ordures derrière le commerce d’alimentation. J’ai peur d’être prise pour une itinérante, mais je suis aussi excitée de partir en mission en faisant quelque chose qui semble à priori illégal pour réduire mon empreinte écologique alors que des milliers de personnes souffrent de la faim.

Selon l’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO), le quart de ce qui est gaspillé pourraient ravitailler 842 millions de personnes dans le monde. J’ai l’impression que je m’apprête à faire une bonne action en retroussant mes manches.

En arrivant, un quinquagénaire négligé vêtu d’un t-shirt marine troué et un jeans sale nous dit de faire attention aux caméras de surveillance. Un Asiatique plutôt vieux et courbé part rapidement avec son caddy rempli de denrées et de bouquets de tulipes.

Je salue de la tête deux étudiants hippies aux cheveux longs en bataille. Ils empilent trois boîtes de carton remplies de légumes, de fruits, de pains et de conserves sur leur système de planche à roulettes pour se déplacer jusqu’à leur commune quelques rues plus loin, sur la rue Iberville.

Nous croisons une mère monoparentale avec son jeune garçon d’une dizaine d’années qui a deux sacs d’épicerie contenant notamment plusieurs casseaux de framboises. Je me demande alors si l’enfant se vante à la récréation de fouiller dans les poubelles.

Victime de son succès

L’endroit est visiblement populaire auprès des glaneurs urbains. Un engouement qui les mènera à leur perte. Le propriétaire de l’épicerie dérangé par cette trop grande affluence visible de la rue cadenassera ses poubelles en juin.

Les premiers arrivés laissaient des denrées dans un coin sous l’escalier pour ceux et celles qui arrivaient plus tard lors des récoltes abondantes.

La règle est de ne jamais prendre plus de nourriture que nos réels besoins, m’explique Érika. Il faut aussi laisser l’endroit propre. »

Malgré l’esprit louable de partage, les bestioles pouvaient être attirées par l’accumulation d’aliments à l’extérieur qui irritait le marchand.

Ce n’est pas rare que les plongeurs de bennes transportent des boîtes de nourriture dans des parcs montréalais en alertant les membres de leur communauté sur les pages Facebook Free Food For Free People Montréal ou Dumpsterray.

D’ailleurs, j’ai ramassé par hasard trois baguettes de pain et deux pains de campagne tranchés en traversant un parc. J’ai partagé mon butin avec un couple d’amis qui me recevait à souper.

Une question de perception

Ce matin, nous arrivons visiblement trop tard. Il reste peu de choses quand nous soulevons les couvercles des poubelles. Sous les sacs de plastique, je trouve un piment vert lacéré, un pamplemousse amoché, des bananes un peu noircies et un paquet de carottes du jardin légèrement abîmés.

J’ai aussi pris deux bouquets de tulipe, dont j’ai coupé les fleurs fanées. Facile à récupérer, je n’ai pas besoin de les ingérer.

Honnêtement, j’ai dû laver mes légumes avec du savon à vaisselle à deux reprises et les rincer abondamment avant d’être capable de les manger. J’avais encore l’image du jus brun dans les bennes à ordure.

Je vide toujours avec dégoût ce même liquide brunâtre lorsque je l’aperçois dans mon propre bac brun de compostage.

J’ai finalement fait couler beaucoup trop d’eau dans ma tentative de lutter contre le gaspillage alimentaire. Fail.

J’ai aussi hésité à prendre du yogourt biologique aux bleuets même si la date de péremption était dans trois jours. Pourtant, je suis consciente qu’il ne s’agit pas d’une indication de salubrité, mais plutôt de fraîcheur. Érika me rassure en me disant qu’elle en mange jusqu’à trois mois après la journée indiquée.

Je l’avoue, je suis la première à vérifier les dates avant d’acheter mes aliments afin de m’assurer qu’ils soient bons le plus longtemps possible. Je fais partie de ces clientes qui écartent les produits moins frais ou endommagés. C’est pourquoi les marchands les jettent pour faire de la place sur leurs tablettes. Mea culpa. Je constate que je participe au gâchis mondial.

Un nouveau mode d’alimentation

En toute franchise, j’ai refilé le pot de yogourt sans y goûter à mon père lors de notre weekend de pêche. J’ai été surprise d’apprendre qu’il accompagnait mon grand-père à la fermeture du marché Maisonneuve pour récupérer de la nourriture au début des années 60.

« Les fermiers acceptaient souvent de nous donner leurs invendus à la fin de la journée », se souvient-il. À cette époque, mon grand-père menuisier tirait le diable par la queue pour nourrir sa famille avant d’obtenir finalement un emploi à la Société de Radio-Canada où il a fait des décors pour la télévision. Ce travail a signé la fin de l’épicerie dans les poubelles pour les Raymond.

La récupération de nourriture jetée est d’abord une pratique des sans-abris et des personnes vivant dans une grande précarité, mais elle se développe aujourd’hui auprès  de consommateurs écoresponsables qui sont découragés par le 1,3 milliard de tonnes de nourriture gaspillée par année dans nos sociétés occidentales.

J’ai été scandalisée de voir autant de boîtes de conserve rejetées pour des raisons souvent esthétiques (étiquettes décollées, cannes bosselées, etc.). Et pourtant les aliments de ces récipients hermétiques se gardent presque indéfiniment à condition que leurs contenants ne soient pas percés ou rouillés. J’ai même récupéré cinq bouteilles d’eau parce qu’il en manquait une dans le lot.

Défendre ses idéaux

À 10 ans, je militais contre les pluies acides en défendant à mes parents d’acheter des produits en aérosol parce qu’il y avait un gros trou dans la couche d’ozone. Je fatiguais aussi mes tantes et mes oncles avec les dangers du tabac alors que je suis devenue une fumeuse sociale qui quémande ses cigarettes lors des soirées arrosées.

À 17 ans, je suis partie sauver le monde en faisant de l’aide humanitaire dans les bidonvilles au Pérou. Avec mes comparses jeunes et motivés, nous avons enseigné dans un espagnol rudimentaire les règles d’hygiènes.

Nous avons aussi peinturé une murale sur une école pour apprendre aux habitants à gérer leurs poubelles en les sensibilisant à la pollution. Risible. J’étais une goutte d’eau dans l’océan.

Encore une fois, j’ai cru pouvoir faire une différence dans notre société de consommation qui cumule les déchets.

La vérité, je suis incapable d’adopter le mode de vie des plongeurs de bennes. J’admire Érika et cette communauté de glaneurs, mais tout ce qui a mijoté dans les ordures me répugne de près ou de loin si ce n’est pas bien emballé.  Je vais donc revenir à la base, c’est-à-dire éviter de faire partie des Canadiens qui gaspillent 40 % de leur nourriture.

Aujourd’hui, j’essaie d’acheter seulement ce que je vais consommer pour ne plus jeter avec désinvolture des aliments. Fin de l’abondance et du réfrigérateur rempli pour combler mes envies spontanées au marché d’alimentation. C’est un premier pas dans la bonne direction. Ma mince contribution.

Ne manquez pas mon reportage vidéo sur le gaspillage alimentaire où je vous présente notamment Lany qui se nourrit exclusivement dans les poubelles.

Auteure

J'adore raconter des histoires! Souvent comme journaliste, ici comme chroniqueuse.

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