Depuis une quinzaine d’années, Emmanuelle se prive d’aller au réveillon de Noël de sa famille. Elle trouve toujours le moyen d’éviter son agresseur. Impossible qu’elle respire le même air que lui sans imaginer qu’elle va perdre les pédales et dévoiler au grand jour tout le mal qu’il lui a fait.
L’été de ses 18 ans, la jolie brune aux yeux bleus se sentait femme en étant encore une adolescente. Emmanuelle faisait la fête et draguait les hommes avec désinvolture maintenant qu’elle avait l’âge légal pour entrer dans les bars. Elle adorait danser.
Lors d’une réunion familiale au chalet de ses grands-parents sur le bord du lac, l’alcool coulait à flot pour célébrer l’anniversaire de l’oncle Alain. Son cousin Étienne, un trentenaire sous garde à vue pour trafic de drogue, était toujours prêt à lui servir un verre. Le grand gaillard aux cheveux noirs et pectoraux découpés a même ouvert la valise de sa Honda Civic rouge pour montrer les bouteilles de plastique contenant du GHB : la drogue du viol. Emmanuelle a fait semblant de trouver ça cool devant sa sœur et ses cousins.
Une nuit voilée
Pour une raison qu’elle ignore, elle s’est retrouvée toute seule avec lui en direction d’un bar où tous les jeunes du coin se réunissaient durant la période estivale. Emmanuelle a des courts flashbacks de cette soirée où elle danse seule au milieu de la foule. La lumière est diffuse, elle se sent confuse, mais protégée parce qu’Étienne est visiblement le dealer de la place. On lui donne des verres qu’elle boit sans se poser de questions.
Au moment de la fermeture, elle divague à l’extérieur ne comprenant plus où elle est. On l’a fait marcher sur le dessus des voitures pour qu’elle retrouve son cousin dans l’attroupement de gens alcoolisés. Tout le monde semble connaître Étienne. Le party se poursuit un peu plus loin dans une maison privée. Sous l’interdiction de la toucher, un monsieur barbu tient compagnie à Emmanuelle pendant qu’Étienne s’éclipse avec deux filles dans une chambre.
Emmanuelle voit de plus en plus floue. Quand Étienne revient vers elle, il lui demande de vider son verre qui ne goûte rien. Le GHB goûte l’eau. Elle se retrouve nue au milieu de la forêt. Emmanuelle peut voir les phares de la voiture se refléter dans les arbres alors qu’elle est amorphe, couchée sur le ventre, sur le capot de la voiture. Étienne baise son corps inerte en lui assenant des coups sur les fesses et les cuisses. Emmanuelle ne sent plus rien, mais elle est seulement consciente du mouvement de va-et-vient. Elle ne voit plus que la noirceur se rabattant sur elle.
Silence radio
Deux jours plus tard, j’ai accompagné Emmanuelle à l’hôpital. Elle se sentait encore confuse. J’ai alors remarqué ses jambes couvertes de bleus. Le personnel infirmier a cru qu’elle était une fêtarde et l’a renvoyé chez elle sans trop lui poser de question. Je ne comprenais pas ce qui se passait avec mon amie qui s’était emmurée dans le silence. Elle a passé le restant de l’année à vouloir dormir entre ses cours au cégep.
J’ai finalement compris qu’Emmanuelle était en choc post-traumatique. À cette époque, elle évitait de faire l’amour. Elle n’était pas capable de faire confiance à un homme. Elle avait une peur bleue des flashbacks quand l’amoureux était derrière elle.
Elle a finalement fait une thérapie pendant plusieurs années pour être capable de se reconnecter avec ses émotions. Tous ces dommages collatéraux pour une nuit où elle a baissé ses gardes parce qu’elle avait envie de s’amuser.
Aujourd’hui, Emmanuelle a des enfants et une vie sexuelle saine avec son mari. Elle ne pense plus à cette nuit accablante de juin sauf ces jours-ci avec l’ouragan #moiaussi ou durant la période des fêtes alors que la honte et la colère la submergent. Mon amie n’est toujours pas prête à affronter le regard des autres en dénonçant son cousin à la police. C’est sa parole contre la sienne. Et elle ne veut surtout pas blesser des membres de sa famille. Pourtant c’est lui qui célèbre Noël chaque année avec les siens, sans aucune culpabilité.
* À noter que les noms ont été changés pour préserver l’anonymat de la victime. La ligne ressource pour les victimes d’agressions sexuelles au Québec est le 1 888 933-9007 ou le 514 933-9007 pour la région de Montréal.
Pourquoi une femme agressée se sent-elle coupable et ne dénonce-t-elle pas son agresseur à la police? Je vous partage la chronique de Michel Ouimet qui exprime bien ce sentiment de honte verbalisé par les victimes autour de moi. Emmanuelle n’est malheureusement pas la seule dans mon entourage. En espérant que cette prise de conscience collective apportera un vent de changement.